Lorenzaccio - Acte III - Scène 1

La chambre à coucher de Lorenzo.

LORENZO, SCORONCONCOLO, faisant des armes.

Scoronconcolo.

Maître, as-tu assez du jeu ?

Lorenzo.

Non ; crie plus fort. Tiens, pare celle-ci ! tiens, meurs ! tiens, misérable !

Scoronconcolo.

À l’assassin ! on me tue ! on me coupe la gorge !

Lorenzo.

Meurs ! meurs ! meurs ! — Frappe donc du pied.

Scoronconcolo.

À moi, mes archers ! au secours ! on me tue ! Lorenzo de l’enfer !

Lorenzo.

Meurs, infâme ! Je te saignerai, pourceau, je te saignerai ! Au cœur, au cœur ! il est éventré. — Crie donc, frappe donc, tue donc ! Ouvre-lui les entrailles ! Coupons-le par morceaux, et mangeons, mangeons ! J’en ai jusqu’au coude. Fouille dans la gorge, roule-le, roule ! Mordons, mordons, et mangeons !

Il tombe épuisé.

Scoronconcolo, s’essuyant le front.

Tu as inventé un rude jeu, maître, et tu y vas en vrai tigre ; mille millions de tonnerres ! tu rugis comme une caverne pleine de panthères et de lions.

Lorenzo.

Ô jour de sang, jour de mes noces ! Ô soleil, soleil ! il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb ; tu te meurs de soif, soleil ! son sang t’enivrera. Ô ma vengeance ! qu’il y a longtemps que tes ongles poussent ! Ô dents d’Ugolin ! il vous faut le crâne, le crâne !

Scoronconcolo.

Es-tu en délire ? As-tu la fièvre, ou es-tu toi-même un rêve ?

Lorenzo.

Lâche, lâche, — ruffian, — le petit maigre, les pères, les filles, — des adieux, des adieux sans fin, — les rives de l’Arno pleines d’adieux ! — les gamins l’écrivent sur les murs. — Ris, vieillard, ris dans ton bonnet blanc ; — tu ne vois pas que mes ongles poussent ? — Ah ! le crâne ! le crâne !

Il s’évanouit.

Scoronconcolo.

Maître, tu as un ennemi.

Il lui jette de l’eau à la figure.

Allons ! maître, ce n’est pas la peine de tant te démener. On a des sentiments élevés ou on n’en a pas ; je n’oublierai jamais que tu m’as fait avoir une certaine grâce sans laquelle je serais loin. Maître, si tu as un ennemi, dis-le, et je t’en débarrasserai sans qu’il y paraisse autrement.

Lorenzo.

Ce n’est rien ; je te dis que mon seul plaisir est de faire peur à mes voisins.

Scoronconcolo.

Depuis que nous trépignons dans cette chambre, et que nous y mettons tout à l’envers, ils doivent être bien accoutumés à notre tapage. Je crois que tu pourrais égorger trente hommes dans ce corridor, et les rouler sur ton plancher, sans qu’on s’aperçût dans la maison qu’il s’y passe du nouveau. Si tu veux faire peur aux voisins, tu t’y prends mal. Ils ont eu peur la première fois, c’est vrai ; mais maintenant ils se contentent d’enrager, et ne s’en mettent pas en peine jusqu’au point de quitter leurs fauteuils ou d’ouvrir leurs fenêtres.

Lorenzo.

Tu crois ?

Scoronconcolo.

Tu as un ennemi, maître. Ne t’ai-je pas vu frapper du pied la terre, et maudire le jour de ta naissance ? N’ai-je pas des oreilles ? Et, au milieu de toutes tes fureurs, n’ai-je pas entendu résonner distinctement un petit mot bien net ; la vengeance ? Tiens, maître, crois-moi, tu maigris ; — tu n’as plus le mot pour rire comme devant ; — crois-moi, il n’y a rien de si mauvaise digestion qu’une bonne haine. Est-ce que sur deux hommes au soleil il n’y en a pas toujours un dont l’ombre gêne l’autre ? Ton médecin est dans ma gaine ; laisse-moi te guérir.

Il tire son épée.

Lorenzo.

Ce médecin-là t’a-t-il jamais guéri, toi ?

Scoronconcolo.

Quatre ou cinq fois. Il y avait un jour à Padoue une petite demoiselle qui me disait…

Lorenzo.

Montre-moi cette épée. Ah ! garçon, c’est une brave lame.

Scoronconcolo.

Essaye-la, et tu verras.

Lorenzo.

Tu as deviné mon mal, — j’ai un ennemi. Mais pour lui je ne me servirai pas d’une épée qui ait servi pour d’autres. Celle qui le tuera n’aura ici-bas qu’un baptême ; elle gardera son nom.

Scoronconcolo.

Quel est le nom de l’homme ?

Lorenzo.

Qu’importe ? M’es-tu dévoué ?

Scoronconcolo.

Pour toi, je remettrais le Christ en croix.

Lorenzo.

Je te le dis en confidence, — je ferai le coup dans cette chambre. Écoute bien, et ne te trompe pas. Si je l’abats du premier coup, ne t’avise pas de le toucher. Mais je ne suis pas plus gros qu’une puce, et c’est un sanglier. S’il se défend, je compte sur toi pour lui tenir les mains ; rien de plus, entends-tu ? c’est à moi qu’il appartient. Je t’avertirai en temps et lieu.

Scoronconcolo.

Amen.

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